si vous lisez ce message, répondez

Cher Peter,

Excusez-moi d'avoir été absent à notre rendez-vous épistolaire. Figurez-vous que j'ai fait venir un Labrador pour me tenir compagnie, et ce chien niais a renversé le guéridon sur lequel j'avais installé l'ordinateur... j'ai dû passer quelques jours pour le réparer, mais comme vous le voyez, le voilà de nouveau opérationnel.

Rassurez-vous, vous n'y êtes pour rien.

Alors, le Futon futé a été bouté hors du royaume ?

Adam

Très cher ami,


Je n'ose imaginer la difficulté qui a dû être vôtre à ne pouvoir correspondre avec quiconque ces quelques jours durant.Je présume que vous avez, vous aussi, reçu le message sordide de ce prétendu dieu ? Contre qui voter, qui protéger ? Je l'ignore, et je vous avouerais ne pas vouloir y songer. Ne serait-il possible de tous s'abstenir, empêchant ainsi ce dieu d'arriver à ses fins ? Je ne sais...
Tous nos collègues semblent être fort désemparés, car aucun, sinon M. Pipo et vous-même, ne semble correspondre, du moins avec notre ami extra-terrestre et moi-même.

Messire Futon a effectivement été éliminé, mais cela remonte déjà à quelques temps... Je sens comme un sarcasme en votre phrase, est-ce le cas ?

Bien à vous,

Peter Schlemihl

Oui, il nous a trompés, il a menacé M. de Malville, il s'est fait passer pour un entremetteur qui n'a rien entremetté du tout, du moins sans résultats, bref, un imposteur, tout comme le soit-disant Michel-Ange, auteur de la fresque du plafond de la chapelle Sixtine... N'importe quoi.

Nous vivons dans ce vase clôt entre gens bien curieux.

Sommes-nous ce que nous disons être, là est la question.

Peut-être que ce dieu fou nous a réunis pour nous punir car nous ne serions pas ce que nous disons être ?

Etes-vous celui que vous prétendez être, M. Schemli ?

Adam

Cher ami,


Je ne sais si M. de Malvigne nous a, ou non, trompé, je ne sais que ce que notre innommable geôlier nous raconte : il est décédé. Cela me rassure, d'un certain côté, qu'il soit mort de sa propre main, ayant en partie voté pour son élimination, contrebalançant avec notre bien muette Comtesse...

Suis-je ce que je prétends être ? Je ne prétends rien, M. Eveu, rien. Je ne saurais vivre en un autre corps, même si cela, parfois, me plairait, je crois. L'ombre disparaitrait-elle alors ? Je ne sais... Si l'on vous vole une veste et que vous prenez celle de votre voisin, disparaîtra-t-elle au moment même où elle touche vos épaules ? Je ne le crois.

Je vous prierait de ne point écorcher mon nom, de grâce, cela est tout ce qu'il me reste de moi...

Bien à vous,

Peter Schlemihl

Excusez-moi, Peter (je peux vous appeler Peter ?) je n'ai jamais eu la mémoire des noms...

Voyez-vous, le (soit-disant) suicide de M. de Malvigne est bien triste.

Personnellement je suis incapable de l'envisager. Pas mon tempérament.

Je préfère passer mon temps à lire et écrire sur cette machine à mes compagnons d'infortune, comme on dit.

Vous me parlez d'ombre. Figurez-vous que je suis allé voir dans ma bibliothèque électronique (je vous expliquerai plus tard ce que c'est) s'il y avait des informations sur votre famille, parce que votre nom me disait vaguement quelque chose (j'ai beaucoup lu dans ma vie). Et j'y ai découvert un conte écrit en 1813 par un certain Aldebert de Chamisso qui narre la vie d'un certain Peter Schlemihl, lequel avait échangé son ombre au diable pour la richesse. Mais l'homme découvre bientôt que la disparition de son ombre le rend plus qu'impopulaire. Il est rejeté de la société. Il part donc à la recherche de l'homme en blouse grise, qui lui avait proposé cet étrange marché.

Essaieriez-vous de revivre la vie de ce personnage de conte, Peter ?

C'est grave, voyez-vous, cela s'appelle de la schizophrénie.

Bien à vous,

Adam

Messire Eveu,


M. de Chamisso est en effet de mes amis, ou devrais-je dire "fut" ? Je lui avais envoyé, en une longue missive, les déboires de ma vie, et il se trouve qu'il les aurait - selon vous - publiées. Ainsi, Mme la Comtesse aurait tort, et il n'aurait rien dit à M. Hoffmann... Cela étant, la trahison est, je trouve, tout aussi honteuse.
Vivre la vie d'un personnage de conte ? Vous osez ? Qui apprécierait être rejeté de toutes parts, être celui qui est conspué, sifflé, lapidé pour la simple et bonne raison que le Soleil ne renvoie pas son ombre ? Je crains, Monsieur, que derrière des mots dont la signification m'échappe et dont vous semblez friand, vous ne ressentiez quelque persécution.
Comment pourrais-je vous prouver que je suis bien Peter Schlemihl ? Je n'ai pas récupéré mon ombre, le mauvais marchand m'a proposé un traité plus honteux encore, que j'ai eu le courage de refuser. Quoi d'autre ? Vous faudrait-il un gage ? Que puis-je faire ?

Pensez-vous sincèrement qu'il me plaise de vivre dans l'obscurité la plus complète afin de cacher ce qui me fait défaut ?

Bien à vous,

Peter Schlemihl

Cher Peter,

Le système de traduction pipopion - français simultané que j'ai trouvé par la machine fonctionne à la perfection. J'ai reçu un message de M. Pipo qu'il affirme avoir écrit entièrement en Pipopion et c'est du français que j'ai sous les yeux, et un excellent français, en plus.

Voici donc les instructions pour le mettre en place :

1° demander au programme "magique" d'installer le système Pipossimil dans votre programme de messagerie. Pour cela

2° appuyer sur le bouton "MENU" sur la fenêtre de la machine

3° appuyer sur le bouton "INSTALLER"

4° appuyer sur le petit bouton noir en face du mot PIPOSSIMIL

5° entrer le texte :

ACTIVATE PIPOSSIMIL/MODE=PERMANENT/TRANSFER=FULL DUPLEX

sans fautes de frappe et en respectant les espaces entre les mots, sinon cela ne marchera pas.

C'est tout. Vous devriez voir alors apparaître le message suivant :

INSTALLATION COMPLETED SUCCESSFULLY
USED SPACE 60 840 120 323 BYTES
FREE SPACE 181 722 415 104 BYTES
FILE SYSTEM NTFS
200 OK

Si vous avez ce message, l'installation s'est bien passée. Pipo va alors écrire en Pipopion et vous recevrez ses messages en français.

Essayez !

Bien à vous,

Adam

M. Eveu,


Je vous prie de bien vouloir excuser mon silence durant les quelques jours passés, j'avais décidé de ne plus me servir de cet engin infernal, mais voilà que la compagnie humaine que j'ai appris à apprécier ici me manquait... Je n'ai guère compris un traître mot de ce que vous avez pu m'écrire, mais je crois que M. Pipo a effectué le nécessaire afin que ses messages fussent traduits. Je vous remercie néanmoins de votre prévenance.

Il semblerait que les quelques derniers jours de cette semaine fussent les derniers pour nous. Ensuite viendra la libération, d'un manière ou d'une autre. J'ose espérer, dans le cas fort probable où je doive mourir, que mon canidé saura s'en sortir. Cela peut paraître stupide, voire risible, mais il a été le seul ami que j'ai eu ces derniers mois, avant cet enlèvement "divin"...

Loin de me faire un sang d'encre, je suis serein, comme si ce qui nous attendait était, pour moi, une nécessité. Et pourtant, les paroles de Messire Pipo sont exactes, et rassurantes... Je ne sais trop que penser, je manque cruellement de sommeil, trop pour pouvoir en discuter davantage.

En espérant vous lire,

Bien à vous,

Peter Schlemihl

Cher Peter,

J'en conclus que M. Pipo a dû faire ce qu'il fallait pour que vous puissiez le comprendre. J'en suis bien aise.

Je lui ai proposé la stratégie suivante, n'ayant aucun désir d' "éliminer" qui que ce soit.

Si nous ne votons pas, nous deviendrons égaux et nous serons donc tous trois "gagnants". Qu'en pensez-vous ?

Merci.

Adam

Très cher ami,


L'idée que vous me proposez m'avait traversé l'esprit il y a quelques semaines de cela. Je ne puis qu'agréer, tant cela me semble être l'unique façon de déjouer les plans de ce dieu mal avisé. En revanche, la moindre trahison nous sera fatale. Vous pouvez mettre toute votre confiance ne moi-même, je ne voterai guère, afin de ne plus entrer dans le jeu de cet énergumène.
Cependant, ne croyez-vous point que ce dieu nous garde alors plus longtemps ? Qu'il ne ne nous garde, donc, jusqu'à ce que nous nous soyons finalement éliminés ? Ou bien pensez-vous que le temps joue contre lui, et que ce jeu sordide prendra fin, dans tous les cas, en cette fin de semaine ?

Hochachtungsvoll,

Peter Schlemihl

Nous pouvons toujours essayer. Moi je ne vote pas.

Adam.

Très cher ami,

Après un long temps de réflexion, je me suis rangé à votre idée, à M. Pipo et à vous-même. Je me suis moi-même abstenu de tout vote. Je n'ai rien envoyé à ce dieu maléfique, et espère que cela nous aura au moins protégés - et sauvés.

Si, d'aventure, cela venait à fonctionner, imaginez-vous qui nous aurions pu sauver ? Tous nos compagnons d'infortune auraient été libérés en même temps que nous... Cette pensée me glace d'effroi.

Je pense que, quel que soit le résultat, nous ne nous verrons plus. Adieu donc, j'ai été heureux de vous connaître.

Peter Schlemihl